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Le soleil se couchait derrière la montagne, quand Isaïe atteignit les premiers champs de culture, bordés de murets en pierres blanches. Au bout de la route était le village, bâti en pente, dont les maisons s’enfonçaient de tout leur poids dans le sol, comme par crainte de glisser plus bas. Des toits de lauzes superposées descendaient en visière sur les minuscules fenêtres sans vie. Les hautes cheminées de bois, en forme de pyramides tronquées, fumaient tranquillement dans le soir. Ce lieu était le point extrême où des hommes avaient osé planter un gîte et semer le grain. Mais, sur la glèbe revêche, bourrée de cailloux, le seigle même venait mal. Les vieux mouraient sans avoir rien mis de côté, et les jeunes, l’un après l’autre, fuyaient ce coin de mauvaise terre que les chutes de neige isolaient du monde pendant six mois de l’année. Jadis prospère et peuplé jusqu’aux bords, le village ne comptait plus que dix-huit feux à peine. Et, au-dessus de lui, il n’y avait que des refuges perdus dans la montagne pour les grimpeurs de l’été.

À mesure qu’elles approchaient des demeures, les brebis bêlaient avec plus d’insistance, heureuses de reconnaître le pays de leur hivernage. Isaïe était content qu’elles fissent tant de bruit, car il voulait attirer du monde sur le passage de ses bêtes. Le chemin s’étranglait entre deux rangées de façades. Rouby le vieux, employé de nuit à l’usine électrique de la vallée, était sur le pas de sa porte, une petite hache à la main. Il fendait des bûchettes sur un billot. Voyant venir Isaïe, il branla sa tête de viande grise, aux oreilles moussues, cracha et dit :

— Le compte y est ?

— Oui, répondit Isaïe. Avec, en plus, trois agneaux bien vifs…

Il désignait du regard celui qu’il tenait dans ses bras. Rouby abattit sa hache sur une bûche. L’agneau tressaillit, ferma les yeux. Isaïe dit :

— Marcellin sera content.

— Sûr qu’il sera content, dit Rouby. Quand revient-il ?

— Ce soir.

— Il aurait pu attendre que tu aies rentré tes moutons pour aller en ville !

— C’était important.

— Du travail ? demanda Rouby.

— Sans doute, répondit Isaïe. Du travail.

Il n’osait pas dire que Marcellin ne le mettait jamais au courant de ses affaires. Le troupeau piétinait.

— Tu me laisses le bélier ? reprit Rouby. Je le garde peu de temps, je le rends à Belacchi après. De toute façon, c’est mon tour…

— Tu as une corde pour le tenir ?

— J’ai une corde. Approche-le voir…

Rouby sortit une cordelette de sa poche, la noua et passa la boucle sur le cou du bélier. Isaïe se remit en marche. Le bélier bêlait, tirait sur son licol vers toutes les femelles qui s’en allaient, ingrates, en balançant leur croupe, sans le regarder.

— Vite, vite, mignonnes ! disait Isaïe. Ne pensez pas au cornu. Il est mieux chez Rouby que chez nous, pour l’heure…

Plus loin, ce fut Marie Lavalloud, une amie d’enfance, qui l’interpella :

— Te voilà redescendu, donc ! Et toute la famille avec !…

Elle avait un visage aux rides aimables, un dos rond et des mains gonflées de veines, qui pendaient sur sa jupe comme des outils.

Il s’arrêta devant elle, pour lui permettre de mieux admirer ses moutons.

— Moins on les soigne, mieux ils se portent, dit-elle.

Il rit :

— Oui, oui, c’est comme ça !

Il avait l’impression que le village entier lui enviait ses brebis, si belles et si sages.

— Tu me donneras la laine à filer, reprit Marie Lavalloud. On partagera le fil. Moitié moitié. Comme l’année dernière.

— Comme l’année dernière.

— Et n’oublie pas ce que tu m’as dit pour mon fenil. La neige s’annonce et il est ouvert de partout. Tu viendras le réparer demain ?

— C’est promis, comme juré. Adieu, Marie.

Un sourire d’enfant glissa, tel un souvenir du passé, sur cette figure éteinte.

Isaïe toucha d’un doigt le bord de son chapeau, qui avait la forme d’un champignon. Les moutons le poussaient aux mollets par petites secousses têtues. Il fit quelques pas encore. Devant le café de Joseph, un groupe d’hommes lui barra la route : le père Joseph lui-même, le maire Belacchi, le gendarme Coloz, et Bardu, le braconnier attitré de la commune. Tous regardaient du côté de la montagne. En entendant venir le troupeau, ils se tournèrent vers Isaïe.

— Tiens, voilà Isaïe ! cria Coloz. Tu les ramènes ? On ne t’en a pas volé ?

— Pourquoi m’en volerait-on ? dit Isaïe. Je n’en vole à personne, moi.

— Oh, mais toi tu es un gars à part !

Il y eut des rires. Isaïe se troubla. Était-ce un compliment ou se moquait-on de lui ? Incapable d’en décider, il se balançait d’une jambe sur l’autre, les bras mous, le front penché. Enfin, il murmura :

— Ils sont vaillants, mes moutons. Pas un ne boite. Et on a marché trois heures sans souffler.

Personne ne lui répondit. On ne s’occupait plus de lui. De nouveau, tous regardaient du côté de la montagne.

— Qu’est-ce que vous regardez ? demanda Isaïe.

— Un avion est tombé là-haut, la nuit dernière, dit Coloz. Ils l’ont annoncé à la radio de Joseph. Alors, on essaye de voir. Mais ce doit être de l’autre côté.

— Un avion ? dit Isaïe. D’où venait-il ?

Le gendarme prit un air officiel. Sa moustache se raidit comme une petite brosse. Son œil devint fixe. Il dit avec importance :

— L’avion venait des Indes.

Isaïe cligna des paupières, regarda à son tour.

— Tu te rends compte ? dit Joseph. Partir des Indes et venir s’écraser chez nous ! Quelle histoire !

Les brebis bêlaient. Isaïe se fatiguait les yeux à observer la pente de neige, éblouissante et lisse.

— Rien, dit-il. C’est tout propre jusqu’au sommet.

— Misère ! soupira Bardu. Moi, les avions, je me suis toujours méfié !… Parle-moi d’une bonne paire de chaussures ! On va moins vite, mais on arrive plus sûrement. Quel temps fera-t-il demain, Isaïe ?

Isaïe était fier que Bardu lui demandât son avis sur le temps. Pour les vieux, il était encore quelqu’un, au village. Ceux-là n’avaient pas oublié.

— Le vent tourne, dit-il. Cette nuit, il neigera pour un peu.

— Et Marcellin ? Tu l’as laissé à la maison ?

— Non. Il est en ville. Il… il cherche du travail.

— Tu n’as pas peur que ça le fatigue ? dit le maire.

De nouveau, le groupe fut secoué par un accès de rire. Isaïe rit avec les autres. Mais il ne savait pas au juste pourquoi il riait ainsi.

— Voilà, dit-il, les moutons s’impatientent. Adieu, tous.

Il fit un salut, clappa de la langue et reprit sa route avec toutes les brebis derrière lui. Sa maison était en dehors du village, à huit cents mètres, dans le hameau dit des Vieux-Garçons. Ce hameau – quatre masures en tout – personne n’y vivait plus, hormis lui et son frère. Les trois autres foyers s’étaient éteints, faute de femme. Cela s’était trouvé ainsi. Pas de mariages. Pas d’enfants. Les hommes restaient célibataires, vieillissaient, partaient ou périssaient sur place, et leurs demeures devenaient des cavernes froides. Faîtages défoncés, portes et fenêtres béantes, elles se laissaient emplir de mille débris sombres apportés par les vents, dilués par les pluies. Une végétation rousse poussait sur les seuils brisés. À côté de ces vieilles carcasses, le logis d’Isaïe Vaudagne offrait encore un air de fermeté et d’agrément. Le rez-de-chaussée, en pierres brutes liées à la chaux, était surmonté d’une grange construite en poutres de mélèze. Des blocs de schiste chargeaient le large toit pentu et coiffant, fait d’ancelles de bois gris, grossièrement agencées. La cheminée haussait dans le ciel sa boume robuste, gainée de lattes. Sous l’auvent, à droite de la porte, les bûchettes, empilées avec soin, composaient un rempart de tendre matière blonde. Le grenier, une cabane carrée, en madriers noircis par le temps, avait été bâti loin de la maison, à cause des risques d’incendie. Quatre supports de forme conique l’isolaient du sol, afin de le protéger contre l’intrusion des rats et des mulots. À l’intérieur s’entassaient les provisions de viande séchée, d’avoine et de seigle, les vieux vêtements des morts, les vêtements neufs des vivants et tout un assortiment de reliques irremplaçables. Un peu plus haut, face à la montagne, s’élevait une muraille de rocs superposés, qui servait de pare-avalanche. Le péril venait toujours de ce côté-là. Par habitude, avant de rentrer chez lui, Isaïe jeta un regard sur les pics de granit qui repoussaient le ciel. La clarté du soleil avait quitté les basses terres pour se réfugier, rouge et brillante, au sommet des rochers. Une longue nuée, couleur de feu vif, flottait encore sur le dôme de neige. Au-dessous, des coins d’ombre s’enfonçaient dans les balafres de la pierre. Les veines brillantes des cascades se changeaient en chevelures grises. Le glacier, hérissé de couperets d’argent, s’éteignait, s’émoussait, consentait à n’être qu’une tache pâle et plate. Et, à la base de l’édifice, les forêts se gorgeaient de nuit, les alpages se décomposaient, les lourds cailloux, enlisés dans l’herbe, affectaient un aspect de crânes ronds et pensifs. Isaïe hocha la tête :

— C’est tout mauvais, là-haut… Le ciel se pourrit…

Il ouvrit la porte. Les brebis entrèrent en se bousculant dans l’écurie. Isaïe leur avait préparé une litière de débris de sapin et de feuilles de bouleau séchées. Le râtelier était bourré de foin. L’eau du baquet avait été renouvelée à l’aube. Une demi-obscurité, odorante et tiède, accueillait les voyageuses, dont les pattes tremblaient de fatigue. Les deux chèvres, parquées au fond du réduit, protestèrent d’une voix grelottante contre la horde qui, après six mois d’absence, envahissait de nouveau leur domaine. Les agneaux, nés dans la montagne et ignorant les usages de la vie sédentaire, se cognaient aux murs, bêlaient de peur et cherchaient le flanc de leurs mères.

— Paix, paix ! criait Isaïe en riant. Il y aura de la place pour tout le monde !

Le plus pressé était de traire les chèvres. Elles avaient des mamelles lourdes. Isaïe approcha la seille, tira le lait, qui giclait, blanc et mousseux, entre ses gros doigts. Puis, il poussa le portillon de planches disjointes qui séparait l’écurie de la cuisine et posa le récipient plein sur la table. La grande pièce prenait jour sur le monde par une petite fenêtre carrée à croisillons de bois et par la cheminée, qui était un trou profond, ouvert à même le toit et à demi masqué par un auvent mobile. Tout l’intérieur de cet orifice, évasé vers le bas, était noir de suie. Une plaque de fonte, montée sur un socle en pierre creuse, constituait le foyer. Au-dessus, des linges séchaient sur un « éparvis » aux branches écartées. Quelques brins de paille passaient entre les poutres du plafond. Par la trappe de la cave, venaient des odeurs de champignons et de lait aigre. Isaïe but un verre de lait, alluma le feu et chauffa un restant de soupe blanche dans une casserole. Le vent rabattait la fumée dans la salle. Toussant et grognant, Isaïe manœuvra la tringle verticale, qui commandait l’orientation du panneau de cheminée. Une poussière noire se détacha de la planche et tomba en pluie fine sur le fourneau. Mais, peu à peu, le tirage s’établissait, l’air devenait respirable. Satisfait, Isaïe se mit à table et mangea la soupe. Il laissait couler le liquide chaud dans sa gorge et ne pensait à rien. Ses yeux vagues regardaient tour à tour la pendule qui ne sonnait plus, dans sa boîte haute, gravée de fleurettes, le buffet bancal, chargé de vaisselle ébréchée, le calendrier des P. T. T., pendu au mur entre deux piolets ; et, près de la porte, l’étagère qui supportait des almanachs, de vieux journaux, un encrier et le dictionnaire de Marcellin. L’ombre effaçait progressivement le contour de ces objets aux vertus apaisantes. Quand la pièce fut tout à fait obscure, Isaïe se leva et alluma une lampe à pétrole. L’électricité avait été amenée au village, mais la municipalité n’avait pas jugé utile de faire continuer la ligne jusqu’au hameau des Vieux-Garçons, qui ne comptait plus que deux habitants. La petite flamme fumait dans son manchon de verre. Un souffle froid passait sous la porte. Le vent se fendait en sifflant sur l’angle de la maison. Isaïe, rêveur, mangea encore un bout de fromage, se cura les dents avec la pointe de son couteau et empoigna la seille de lait par les anses, pour la descendre à la cave. Demain, il transvaserait le lait dans un chaudron de cuivre. Puis, il cuirait le fromage. D’autres travaux l’attendaient dans les jours à venir : scier le bois, tailler des ancelles de rechange, saigner et saler un mouton, tresser une hotte neuve… Quand il remonta de la cave, la lueur de la lampe avait pâli, la mèche flasque pompait les dernières gouttes de pétrole. « Et maintenant, que vais-je faire ? » se demanda Isaïe. Devait-il se coucher ou attendre son frère ? Marcellin n’avait pas donné l’heure de son retour. En partant, le matin, il avait simplement dit : « À ce soir. » Pour peu que des amis l’eussent retenu à dîner, il rentrerait tard dans la nuit. Deux heures de trajet à pied. Le chemin montait dur. Si sa visite en ville n’avait servi à rien, Marcellin serait de méchante humeur. Dans des cas pareils, il valait toujours mieux le laisser seul. Sa colère se détendait dans le vide. Et, pourtant, Isaïe ne pouvait se résoudre à manquer l’arrivée de son frère dans la maison. Il avait hâte de revoir Marcellin pour lui montrer les moutons et l’interroger sur le résultat de ses démarches. « À supposer qu’il soit contrarié, il ne me répondra pas. Mais, s’il apporte une bonne nouvelle, il sera heureux de me trouver debout et prêt à l’entendre. Nous parlerons, comme deux amis, les coudes sur la table. Qu’il ait déjà mangé ou non, je lui ferai avaler une assiettée de soupe. Un verre de vin blanc par-dessus. Pour fêter le retour. Avant de nous mettre au lit, nous irons regarder les bêtes… »

Enchanté par la promesse de ces retrouvailles, Isaïe ne songeait plus qu’à organiser sa veillée. Pour se distraire, il prit sur l’étagère l’almanach de l’année, une plume et un encrier. Depuis plusieurs générations, il était d’usage, chez les Vaudagne, de consigner dans un almanach les événements remarquables de leur existence. Assis sur un banc, devant la table, Isaïe feuilletait la brochure ornée d’illustrations pieuses en trois couleurs. Puis, s’étant arrêté à la date du jour, il traça les mots suivants d’une grosse écriture carré : « Les moutons sont rentrés. Un avion est tombé. » Il hésita un peu et souligna les deux phrases d’un trait noir. Le papier grinça, écorché. Isaïe, les yeux à demi clos, contemplait son œuvre. L’encre brillante séchait lentement. Il tourna la page. Remontant le cours de l’année, il cherchait d’autres souvenirs. Cette occupation lui était douce, parce que, grâce à elle, il avait le sentiment que les heures les plus tristes, les plus gaies, les plus graves de son passé n’étaient pas tout à fait perdues. Il lisait : « 29 octobre. Descente du bois. » Et, devant ses yeux, les troncs de mélèze, dénudés, ébranchés, gluants de résine, glissaient à une allure vertigineuse dans les couloirs, bondissaient en craquant sur les obstacles rocheux et s’affalaient, pêle-mêle, au bas de la pente, dans un nuage d’écorce rouge pulvérisée. Ou bien encore : « 17 mars. Avalanche. Les derniers culots se sont arrêtés à la tourne. Comme Dieu a voulu. » Et, aussitôt, il se rappelait cette nuit de printemps, avec son tonnerre de pierres entrechoquées et son relent de soufre qui pénétrait jusque dans la maison. Il y avait aussi l’histoire de la chèvre morte, les mamelles pourries, le lait jaune de pus, et celle du pèlerinage organisé par monsieur le curé au nouvel oratoire, et celle du coq de bruyère abattu par Marcellin d’un coup de fusil.

Isaïe était surpris d’avoir vécu tant de faits mémorables. Une bonne chaleur grouillait dans son ventre. Il mouillait son doigt pour tourner les pages. Les dates se succédaient à rebours : « 15 mars… 3 février… » Enfin, le début de l’année : « 1er janvier, Marcellin m’a fait compliment pour la potée. » Il sourit de plaisir, se leva et remit l’almanach à sa place, sur la planchette. Un moment, il éprouva la tentation de consulter les almanachs des années précédentes. Sa main caressait le tas de feuillets poussiéreux, aux couvertures cornées. Mais il savait qu’il ne devait pas les ouvrir, s’il voulait se garder calme pour la nuit. Tout le mal dormait là-dedans. Pourquoi Marcellin ne revenait-il pas ? Quand son frère était dans la maison, Isaïe n’avait que des idées habituelles, inoffensives. Seul, en revanche, il ne pouvait s’empêcher de retourner, par la pensée, à l’époque de son malheur. Le vent hurlait d’une voix aigre et les poutres du toit grinçaient. Il y avait dans l’air un événement pas naturel. Une présence, un ordre. Isaïe avança la main. Non pour saisir un autre almanach. Cela, il n’osait pas le faire. Pour prendre, simplement, derrière les livres, une photographie jaune et craquelée : un groupe de guides, et lui parmi eux. Tous assis sur une banquette. De rudes visages souriants. Les mains sur les genoux, la pipe au bec, l’œil fixe. À leurs pieds, des sacs, des cordes, et une inscription : 1938. Il pouvait citer tous les noms : Nicolas Servoz, Paul Blandot, le petit Vemier… Il s’arrêta. Son cœur devenait mou.

— Voilà, voilà… je savais bien qu’il ne fallait pas… À quoi ça sert ?…

Il glissa la photographie derrière les almanachs. Mais son esprit continuait à travailler sur l’image. Avait-il été vraiment cet homme, dont le photographe avait saisi au vol l’expression heureuse et déterminée ? L’un des guides les plus sûrs de la région. Six « premières » à son actif. Ses clients, tous des messieurs et des dames de qualité, avaient inscrit dans son livret le témoignage de leur satisfaction. Quand il traversait le village pour se rendre en ville, au bureau de la compagnie, les gens le saluaient avec estime. Les jeunes écoutaient ses conseils. Les vieux recherchaient son amitié. Marcellin, qui lui servait de porteur, ne se permettait pas d’élever la voix pour le contredire. Et, soudain, tout avait lâché, comme si les liens qui unissaient son âme à son corps se fussent cassés net. Il n’avait pas besoin d’ouvrir l’almanach de la mauvaise année pour voir la page marquée d’une croix noire. Ce soir-là, il n’avait rien osé écrire. À peine s’il avait eu la force de tracer le signe de deuil : un client tué par la rupture du bec rocheux qui soutenait la corde de rappel. Il balança la tête pour se détacher de cette vision affreuse. Des paroles, cent fois répétées, montaient à ses lèvres :

— Ce n’était pas ma faute. Tous l’ont dit, après. Le point d’appui était connu comme solide…

Quinze jours plus tard, une caravane de trois personnes, conduite par lui, avec Marcellin comme porteur, avait été prise sous une coulée de neige. Aspergé de poudre glacée, Isaïe avait hurlé l’ordre à tous de se plaquer contre la paroi. Trop tard. Là-haut, dans une sorte de soupir paresseux, une lourde masse scintillante basculait dans le vide et cachait le ciel. Soufflée par l’avalanche, toute la cordée avait roulé sur la pente qui menait au glacier et s’était arrêtée, ensevelie au bord des premières crevasses. Marcellin et Isaïe avaient pu se dégager sans trop de peine et s’étaient mis, aussitôt, à creuser l’épaisse nappe blanche qui emprisonnait les clients. L’un d’eux, légèrement recouvert, était indemne. Les deux autres, écrasés sous quatre mètres de neige compacte, avaient péri étouffés. Isaïe se rappelait sa rage devant les corps inanimés : le rhum versé dans les bouches crispées, les mouvements de respiration artificielle, les gifles appliquées en cadence sur les joues molles et froides. Le rescapé, un jeune Anglais au visage poupin, riait nerveusement et agitait ses mains telles des marionnettes. Il semblait à Isaïe que, ces éclats de rire, il les entendait encore, derrière la porte, mêlés à la plainte du vent.

— Taisez-vous !

Il avait crié cela comme autrefois. Des gouttes de sueur perlaient à son front. « Pourvu que Marcellin ne tarde pas trop ! Il ne faut plus jamais qu’il me laisse seul. Chaque fois qu’il me laisse seul, cela recommence ! »

Il regarda le réveille-matin posé sur le buffet : neuf heures. « Il sera encore à l’auberge du Midi, chez la Pierrette, cette grande bringue qui rit fort en ouvrant la bouche et regarde droit dans les yeux. Elle a un mari, et c’est comme si elle était fille. Il la laisse tout faire pour avoir le client. Et Marcellin perd la tête, avec elle. Ils boivent ensemble, ils couchent ensemble. Et, quand il est parti, elle boit et elle couche avec d’autres. Chacun le sait. Mais Marcellin s’en moque. Il se moque de tout. Il ne craint ni Dieu ni le diable. La femme d’autrui, le bien d’autrui, pour lui cela ne compte guère. Il prend son profit où il le trouve. Sans souci du mari ou du gendarme. Il braconne. Il a toujours braconné. C’est sa vie. Pourtant, il n’est pas mauvais garçon. Simplement, sa conscience est en sommeil. Si je le rendais heureux, il serait meilleur. Je suis son frère. et je ne sais pas le rendre heureux… » Le vantail gémit, comme si une main se fût appuyée contre les planches. Isaïe frissonna, murmura : « Qui est là ? » Puis, il ouvrit la porte.

Une clameur furieuse le frappa au visage. Dès le seuil, le monde se décrochait. Isaïe était au bord d’un trou noir. Venues des cimes invisibles, les rafales piquaient droit sur le hameau. Tantôt grave, tantôt aiguë, la voix de l’ouragan s’amplifiait de tous les échos de la montagne. Le dos collé au mur, Isaïe tendait l’oreille, écarquillait les yeux. Une pierre glissa du toit et tomba sur le sol à deux pas de lui. Jadis, il n’avait pas peur de la bourrasque. Il vivait en bonne intelligence avec les nuages, les rochers, la neige, les séracs. Entre lui et le pays d’en haut existait une alliance d’amour et de sécurité. Mais, un jour, le pays d’en haut lui avait retiré sa confiance. On l’avait assez vu sur les pentes, avec son sac et son piolet. Il savait trop de choses. Le vent se tut pour reprendre haleine. Un silence d’angoisse pesa sur le monde. La nuit parut s’épaissir, se figer. Et le chant funèbre recommença, mais en sourdine. Isaïe huma dans l’air une douceur, une pureté, annonciatrices de la neige. Toutes ces vilaines morts, coup sur coup ! Il n’avait pas compris l’avertissement. Il s’était buté, comme un lutteur orgueilleux, qui refuse d’accepter sa défaite. Et, pour la troisième fois, le sort s’était prononcé contre lui. Il hurla :

— Marcellin ! Oho ! Marcellin !

Personne ne répondit. La nuit était vide. Isaïe rentra dans la maison. La troisième fois. Il y avait bien des années de cela, bien des années… La date exacte ? Il ne s’en souvenait plus. Encore une croix noire sur une page d’almanach. Et le nom du monsieur, à côté. Comment s’appelait-il, ce monsieur ? « Godin ?… Godot ?… Il faudrait voir… » Pour résister à l’attirance, il s’assit sur le banc et tourna le dos à la planchette chargée de livres. « Bientôt, Marcellin viendra et j’oublierai tout. » N’était-ce pas une voix sur la route ? Non, un dernier soupir du vent. Dans la montagne, ce jour-là, il n’y avait pas de vent. Le corps coincé de biais dans une fissure. À main gauche, le vide. À main droite, la muraille chauffée par un soleil doux et jaune. Le monsieur est en bas, logé dans un creux, comme un saint dans sa niche. Isaïe grimpe sans effort, palpant le roc, cherchant des encoches pour ses pieds, pour ses mains. Cinq mètres plus haut, se trouve le surplomb qu’il compte utiliser pour se rétablir, assurer le client et l’amener prudemment jusqu’à lui. La lueur de la lampe baissait par saccades. Bientôt, elle ne serait plus qu’un point rouge dans les ténèbres. Sur la crête, le soleil fait fondre la neige et libère les plaques de verglas longtemps retenues par le gel de la nuit. L’oreille perçoit un bruissement d’étoffe soyeuse. Une lame vitrifiée, mince comme un couteau, siffle en passant devant le visage d’Isaïe. Puis, une autre. Instinctivement, il enfonce sa tête dans l’anfractuosité noire, humide. Un petit choc à la tempe. Ça ne fait même pas mal. Une éraflure. La chute des glaçons s’est arrêtée. « Quel est ce bruit ? » Un mouton bêlait dans l’écurie. C’était la tourmente qui le navrait. Isaïe voulut se lever pour rendre visite à ses bêtes. Mais il ne pouvait pas bouger. Il était ailleurs. Avec le monsieur. Les souliers raclent la roche. Isaïe se hausse d’une prise à l’autre, les genoux tremblants, les mains faibles. Du sang coule sur sa joue. Un voile danse devant ses yeux. À cause d’une blessure infime. C’est trop bête ! Non ! Non ! La montagne oscille, se cabre, le repousse. Il perd l’équilibre. Ses ongles griffent le granit. Le voici seul dans l’espace, comme un oiseau, comme une pierre. Il voit le monsieur qui ouvre la bouche, avance les bras. Et, soudain, ils sont deux à dégringoler, cordes mêlées, cul par-dessus tête, dans l’abime. Follement, Isaïe projette ses mains vers la pente et ne saisit rien. Ses tympans vibrent. Son cœur cesse de battre. Entre ses jambes écartées s’inscrit la terrifiante vision du glacier qui, quatre cents mètres plus bas, étale sa longue peau de serpent mort. D’une seconde à l’autre, ce sera l’écrasement final. Non. La montagne bombe le ventre et avance un tablier blanc. Couloir enneigé. Glissade. Nuit noire. La lampe venait de s’éteindre. Isaïe se leva, marcha à tâtons vers le buffet, prit une bougie dans le tiroir et la planta dans le goulot d’une bouteille vide. Puis, il frotta une allumette soufrée contre son talon et l’approcha de la mèche. Un courant d’air, glissant sous la porte, couchait la flamme, déplaçait les ombres sur les murs. Isaïe revint à la table, posa le lumignon devant lui et, assis, les coudes aux genoux, la tête dans les mains, se laissa envahir par un désespoir tranquille. La caravane de secours les découvrit le lendemain matin, effondrés, côte à côte, sur un névé qui avait amorti le choc. Le monsieur, la colonne vertébrale brisée, mourut à l’hôpital, sans avoir repris connaissance. Isaïe souffrait d’une fracture du crâne et de nombreuses contusions internes. Trois opérations. Six mois de convalescence. Lorsqu’il retourna au hameau des Vieux-Garçons, il était un homme diminué et meurtri. La guerre. Marcellin prisonnier. Lui, on l’avait réformé, à cause de sa blessure. « Profite de l’aubaine, lui avait dit Joseph, reprends ton métier, on manque de guides, à cette heure. » Isaïe n’avait pas voulu. Il savait que le jugement de la montagne était sans appel. Marqué par le mauvais sort, il devait se contenter de vivre au niveau des maisons et des pâturages. En vérité, il ne souffrait pas trop de cette déchéance. Avec le temps, l’envie même de monter là-haut lui avait passé. Marcellin, à son retour de captivité, avait approuvé la résignation de son frère. « Au fond, il n’avait pas le goût de la montagne, Marcellin. Il me servait de porteur, parce que je l’obligeais à me suivre. Mais, quand il a compris que je n’étais plus bon à rien, ça a été pour lui comme un soulagement… » Un silence de réflexion avait succédé à la bourrasque. La flamme de la bougie brûlait droite, et on entendait grésiller la mèche. De toutes ses forces, Isaïe souhaita que Marcellin poussât la porte, franchît le seuil et dit : « Comment ça va, là-dedans ? » Autrefois, Isaïe seul commandait dans la maison. Maintenant, il avait plus besoin de Marcellin, que Marcellin n’avait besoin de lui. C’était normal. « Faites qu’il vienne vite ! Même s’il n’a pas trouvé de travail, qu’il s’est querellé avec la Pierrette et qu’il est tout endêvé… » Des rats trottinaient dans la grange. Isaïe leva les yeux vers la poutre maîtresse. Une inscription était gravée dans le bois : laque Vaudagne a fait bâtir en l’an 1853. Dieu soit béni. » Il répéta, à voix basse :

— Dieu soit béni.

Un coup de tendresse gonfla son cœur. Des larmes montèrent à ses paupières. Avant son accident, il ne pleurait jamais. Cette faiblesse lui était venue, avec les autres, depuis que les docteurs avaient touché à sa tête. Derrière la vitre noire de la fenêtre, la neige s’était mise à tomber, rare et lente, à gros flocons. Le réveille-matin marquait dix heures cinq, lsaïe fléchit les épaules et appuya son menton contre sa poitrine. « Oh ! il viendra bien, il viendra bien… C’est affaire de patience… » La fatigue de la journée se rassemblait sur sa nuque. Ses paupières se fermaient. Il s’assoupit, courbé en deux.

Un courant d’air froid l’éveilla en sursaut. La porte s’était ouverte. Sur un fond de nuit, strié de charpies blanches, Marcellin ! Poudré de givre des épaules aux genoux, le visage durci, luisant, il frappait ses grosses chaussures contre le sol, pour les débarrasser de leur croûte neigeuse. Puis il repoussa le battant, d’un coup de pied, jeta son béret dans un coin et s’avança, en se dandinant, vers la table. Trapu, le front bas, la bouche mince, il respirait avec effort, et frottait ses mains l’une contre l’autre pour les réchauffer. Isaïe se dressa sur ses jambes gourdes et dit doucement :

— Te voilà donc !

Ensuite, il comprit que Marcellin était vraiment revenu et répéta d’une voix plus forte :

— Te voilà !

La joie lui coupait le souffle. Son âme devenait légère. Il saisit Marcellin par le bras, le traîna vers le banc, l’assit de force et le regarda dans les yeux, comme s’il ne l’avait pas vu depuis très longtemps :

— Tu as mangé ?

— Oui, dit Marcellin.

— Je vais tout de même te chauffer la soupe.

Marcellin ne répondit pas. Était-il content de sa journée ? Impossible de le savoir. Des grains de neige fondaient dans ses sourcils. La flamme de la bougie se reflétait dans ses prunelles petites et noires, bien enfoncées sous la bosse du front. Sa bouche étroite remuait, mâchait de la salive. Il avait l’air fatigué et pensif. Isaïe raviva le feu sous la casserole de soupe. Malgré son impatience, il hésitait encore à parler des brebis. Mais chaque battement de cœur rapprochait les mots de sa langue. Il versa de la soupe dans une assiette.

— Tu sais, dit-il enfin, j’ai ramené les moutons. Tous, et trois agneaux en plus. Ils sont à l’écurie, tu peux les voir…

— Plus tard, dit Marcellin.

Il avait pris l’assiette des mains de son frère et mangeait sa soupe, le dos rond, à pleines cuillerées sifflantes. Isaïe se réjouissait de lui voir si bel appétit.

— Au village, dit-il encore, le vieux Rouby, Marie Lavalloud, Belacchi, Barbu, Coloz…

— Quoi ? demanda Marcellin.

Isaïe se tut. Il ne savait plus ce qu’il voulait dire. Mais cette indécision ne dura qu’un moment. Très vite, ses idées se rassemblèrent en ordre.

— Ils aimeraient bien avoir des moutons comme nous ! s’écria-t-il gaiement. Ils me l’ont dit. Et puis, nous avons parlé de l’avion qui est tombé dans la montagne…

— En ville aussi, on en parle, dit Marcellin. À l’auberge du Midi, c’est plein de journalistes, venus aux nouvelles. Paraît qu’il n’y aurait pas un seul survivant, là-haut…

— Comment peuvent-ils savoir ?

— Un pilote a survolé le massif. Les débris sont tout près du sommet. Et rien ne bouge. L’avion venait de Calcutta. Tu te rends compte ?

— Oui, dit Isaïe. C’est un bout de chemin. Calcutta… Calcutta…

Il prononça ce mot avec respect, les lèvres malhabiles, les yeux saillants.

— Chez les guides, dit Marcellin, ça discute ferme. Il est question d’organiser une caravane de secours.

— Pour quoi faire, s’il n’y a pas de rescapés ?

— Pour ramasser le courrier.

— Le courrier ?

— Oui, les lettres.

— Ah ! dit Isaïe.

Il ne comprenait qu’à demi cette affaire de lettres, mais ne voulait pas laisser paraître son embarras.

— Encore des morts dans la montagne, dit-il.

— Ils étaient une trentaine, dit Marcellin. Ne causons plus de ça. Chacun son deuil, chacun sa joie.

Il fit clapper sa langue. Ses lèvres étaient humides. La chaleur animait son visage. Il caressait le bois de la table avec ses longues mains maigres. « C’est comme un fils pour moi », pensa Isaïe. Et quelque chose se mit à trembler dans sa poitrine.

— Tu veux encore de la soupe ? demanda-t-il.

— Non, dit Marcellin.

— Du lait ?

— Donne toujours.

Tout en versant le lait dans un bol, Isaïe essayait de se rappeler la commission dont il avait chargé son frère, le matin même.

— As-tu parlé à Rivière, pour la lampe à souder ? dit-il enfin.

— Pas eu le temps, dit Marcellin.

— Et qui as-tu rencontré ?

— Des gens.

Isaïe espéra que Marcellin lui donnerait des nouvelles de ses camarades : Nicolas Servoz, Blandot, le petit Vemier, tous ceux de la photographie. Certainement, son frère les avait vus, en ville. On ne pouvait pas aller en ville sans les voir, au café, au bureau des guides, dans la rue…

— Tu es passé à la compagnie ?

— Non.

— Et les amis ?

— Quels amis ?

La voix de Marcellin était sèche. Isaïe baissa la tête. Il avait l’impression de marcher sur une mauvaise piste. Vite, rebrousser chemin. Mais Marcellin alluma une cigarette, et Isaïe se sentit un peu soulagé. C’était toujours bon signe quand Marcellin allumait une cigarette.

— Non, dit-il avec lenteur, je n’ai vu personne de la compagnie.

La fumée montait le long de sa joue et il plissait la paupière droite.

— D’ailleurs, reprit-il, je n’avais pas à les voir. Je n’étais pas descendu pour ça.

— Et pour quoi étais-tu descendu ? demanda Isaïe.

— J’avais à faire, en bas.

En regardant son frère, qui souriait, détendu, repu, l’œil finaud, Isaïe reprenait définitivement confiance.

— Tu es content de ta journée ? murmura-t-il enfin.

— Pas mécontent, grommela Marcellin en secouant la cendre de sa cigarette dans le bol vide.

Isaïe respira un bon coup avant de poursuivre :

— Tu as trouvé du travail, peut-être ?

— Je n’en ai pas cherché, répliqua Marcellin.

— Ah ! non ?

Marcellin éclata de rire :

— Ne fais pas cette gueule, Zaïe ! Je ne t’ai jamais dit que j’allais chercher du travail…

Il l’avait appelé Zaïe, comme lorsqu’il était enfant. Troublé par ce souvenir, Isaïe ouvrait la bouche, battait des paupières. De nouveau, il y eut un remue-ménage de douceur dans sa poitrine. Le plaisir coulait jusqu’au bout de ses doigts. Son frère s’était levé et marchait de long en large dans la pièce. Petit et vif, il était partout à la fois. Isaïe avait du mal à le suivre des yeux.

— Les coupes de bois, la scierie, et après, quoi encore ? dit Marcellin. Nous ne trouverons pas mieux, même en ville. Et je ne tiens pas à me crever pour quatre sous. C’est bon pour les mazettes, ce jeu de misère. Moi, je vois plus grand. J’ai d’autres projets.

Une lueur d’espoir frappa Isaïe et dissipa la brume de ses pensées. Il dit d’une voix tremblante :

— Tu voudrais… tu voudrais devenir guide ?

Marcellin s’arrêta de marcher et son regard se durcit :

— Pour dévisser, un jour, comme toi ? T’es pas un peu fou, non ?

— Je disais ça… je croyais…, balbutia Isaïe.

Il regrettait d’avoir irrité Marcellin et ne savait comment se faire pardonner sa maladresse.

— Tu as raison, dit-il. Ce n’est pas un métier pour toi.

— Ce n’est un métier pour personne, dit Marcellin. Autrefois, passe encore. Mais maintenant… Un examen, un stage… Trop de guides, pas assez de clients…

— Et qu’est-ce que nous allons faire, alors ? Pour vivre, il faut de l’argent. Nous n’avons pas d’argent…

Marcellin considéra son frère, des pieds à la tête, comme on mesure un obstacle.

— Tu ne veux pas me dire ce que nous allons faire ? chuchota Isaïe d’une voix implorante.

— Pas ce soir, répondit Marcellin.

— Pourquoi ?

— Il faut que je réfléchisse encore. On verra plus tard.

— Quand ?

— Demain, peut-être…

Et, pour couper court à la discussion, il demanda soudain :

— Et les moutons ? Tu ne me montres pas les moutons ?

Ce fut comme un coup de balai dans le cerveau d’Isaïe. Tous les mauvais jugements s’envolèrent : Marcellin lui-même exigeait de voir les moutons !

— Viens, dit Isaïe. Viens vite…

Il prit la bougie, qui était aux trois quarts consumée, avec des bavures de cire qui descendaient le long de la bouteille. La lumière se déplaça. Marcellin ouvrit la porte de l’écurie. Une tiède odeur d’herbe sèche et de suint se dégageait du réduit. La tache pâle des toisons ondulait faiblement dans l’ombre.

Un agneau bêla et sa mère lui répondit d’une voix paisible. Debout au seuil de ce repos, Isaïe enviait la sagesse des bêtes, à qui la rumination tenait lieu de pensée. Être comme elles, sans espoirs et sans souvenirs. Content de la provende et de la litière de chaque jour.

— Tu veux qu’on les approche ? demanda-t-il.

— Non. Ça va comme ça, dit Marcellin. Ferme la porte.

Ils rentrèrent dans la salle.

— De belles brebis, soupira Isaïe. Et qui ne coûtent guère.

— Pour ce qu’elles rapportent !

— Comment ça ? Et le salé ? Et la laine ?

— Tu ne peux pas comprendre. Viens te coucher, dit Marcellin.

Isaïe passa une main sur son visage. Le poil de son menton craquait comme de l’herbe courte.

— Tu les aimes bien tout de même, nos brebis ? demanda-t-il avec inquiétude.

— Mais oui, je les aime bien.

Ils pénétrèrent, l’un derrière l’autre, dans la chambre froide, où étaient les deux lits à cadres de bois, hauts sur socles, et garnis d’édredons obèses. La flamme de la bougie se reflétait dans le verre ovale qui protégeait l’image du Sacré-Cœur de Jésus, pendue au mur. De ce point rouge partaient des rayons. Tout à côté, il y avait un bouquet de fleurs séchées et deux cartes postales, dont l’une représentait sainte Thérèse de Lisieux, et l’autre, la tour Eiffel. Un paquet de vieux journaux gisait près du lit réservé à Marcellin. Il les lisait parfois, avant de s’endormir. Et Isaïe, quand il voyait son frère penché sur une liasse de feuilles imprimées, ne pouvait s’empêcher d’admirer sa patience.

Mais, ce soir-là, Marcellin laissa les journaux dans leur coin et, à peine couché, souffla la bougie. Une faible clarté lunaire venait de la fenêtre. Dans la pénombre, Isaïe distinguait confusément, non loin de lui, la forme d’un visage, écrasé, de profil, contre l’oreiller. Une respiration rauque, inégale, soulevait le poids du silence. Des planches craquaient, travaillées par la neige. Étendu sur le dos, les yeux ouverts, Isaïe cherchait la raison de cette joie, qui l’empêchait de dormir. Il avait oublié les almanachs, les croix noires, tout ce passé de malchance et de mort. « Mon frère est revenu. Il est couché près de moi. Et, demain, nous passerons la journée ensemble. » Cette idée l’accompagna, comme une bonne nouvelle, jusqu’à l’instant où il glissa, la tête divagante et les membres las, dans le sommeil.